2009/08/25

LA DISPARITION DES CORPS - Rachel Labastie, Nicolas Delprat - du 8.09.09 au 17.10.09



La galerie Kamchatka présente la première exposition commune de Rachel Labastie et Nicolas Delprat.

LA DISPARITION DES CORPS, exposition du mardi 8 septembre au samedi 17 octobre 2009.
Commissariat d'exposition : Christian Alandete.



























La disparition des corps

Le XXème siècle aura été marqué par une transformation radicale de « l’art de la guerre », opposant à la stratégie du combat militaire, l’extermination génocidaire des populations civiles. L’élimination programmée du peuple juif par le régime nazi, le massacre du peuple arménien par l’empire ottoman, comme celui des tutsis au Rwanda ou des bosniaques de Serbie ont, chacun à leur manière, repoussé les limites du concept d’humanité et l’imaginaire de la barbarie. Loin de se contenter de tenter de décimer des populations entières, les exactions ont aussi consisté à faire disparaître les corps, dans une vaine tentative d’effacer les traces des horreurs commises. L’exhumation des corps (ou ce qu’il en reste) et leur identification restait alors le seul moyen de rendre « réel » ce que la conscience humaine ne pouvait concevoir. A l’image des corps décharnés, entassés derrière les barbelés des camps de concentration s’est substitué celles des populations parquées derrière les grillages des camps de rétention. Dans le troisième volume de son ouvrage « Homo Sacer », titré « Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin », le philosophe italien Giorgio Agemben pointe ce qui aujourd’hui semble être un nouvel « état d’exception généralisé » qui justifie au nom d’une obsession sécuritaire, des formes, certes moins radicales mais non moins iniques, d’exterminations physiques mais aussi psychologiques.

Le travail de Rachel Labastie comme de Nicolas Delprat, témoigne de manière indirecte d’un certain état du monde dans lequel l’individu est physiquement absent et cependant particulièrement perceptible. S’il y a des couples d’artistes qui choisissent d’unir leurs forces pour produire une œuvre commune, d’autres tracent des voies distinctes, empruntant des routes parallèles qui peuvent par moments se croiser. Partenaires dans la vie, les deux artistes développent depuis plusieurs années des œuvres portant sur des sujets en apparence éloignés, formulées pour chacun avec son propre vocabulaire. Pourtant, le travail de l’un trouve des résonances dans celui de l’autre dès lors qu’il est mis en relation. Ce dialogue, pour partie lié à leur proximité, trouve sa pleine réalisation dans une même approche physique de la matière qui, paradoxalement, prend sa source dans une interrogation sur des formes particulièrement immatérielles : le saisissement de la lumière d’un côté, les formes alternatives de spiritualités de l’autre.

Si le corps n’est jamais figuré, ni chez l’un, ni chez l’autre, il en est pourtant un des sujets centraux. L’univers des toiles de Nicolas Delprat dépeint des géographies à la fois hyperréalistes et totalement fantasmées dans lesquelles l’individu ne subsiste que par les signes lumineux qu’il semble émettre. Paysages désertés, appartements abandonnés, installations lumineuses, les motifs reproduits sur la toile témoignent d’une expérience physique de l’espace où toute présence humaine est nécessairement hors champ.

De son côté, Rachel Labastie produit des installations dans lesquelles le corps est potentiellement contraint ou mis à distance, sans jamais être matérialisé. Dans une de ses premières œuvres pourtant, elle approchait de manière plus directe sa représentation pour mieux s’en éloigner, tentant de saisir dans un brouillard de fumée la projection d’un corps, devenu volatile et insaisissable (sculpture, 1999). Dans sa récente série d’« Entraves », elle répertorie les instruments de la contrainte, reproduisant en fine porcelaine blanche les fers des esclaves, transformés en singuliers trophées d’un passé coloniale où coexistaient les hommes libres et ceux privés de droits. Sa réactualisation, sous une forme à la fois séduisante et néanmoins bien fragile, rappelle la permanence d’un esclavage dit « moderne » dans laquelle la femme est restée la principale victime. Ses dernières pièces reproduisent, à l’échelle, des cerveaux en paraffine blanche, accumulées comme dans une sépulture contemporaine de la pensée. Utilisant la matière même qui enveloppe l’organe, elle met à nu cette partie du corps qui enregistre et traite l’information extérieure comme notre propre histoire. Véritable réceptacle des traumas, le cerveau reste le dernier rempart contre l’aliénation dans le même temps qu’il fait l’objet d’un commerce généralisé. Du « temps de cerveaux disponible », vendu aux annonceurs par la télévision commerciale, à la « fuite des cerveaux », comme nouveau modèle des flux migratoires encouragés par les grandes puissances - dans une politique d’immigration « choisie » - le contrôle des corps a basculé vers une manipulation organisée des esprits.

Le scénario imaginé dès 1948 par Georges Orwell dans son récit d’anticipation « 1984 » semble aujourd’hui plus loin de la Science Fiction que de la réalité. La « police de la pensée » a évidemment pris une forme beaucoup plus subtile dans une société du spectacle généralisé qui libère l’esprit pour mieux le contrôler.

A sa manière, Nicolas Delprat emprunte aussi au registre de la science fiction, des images rémanentes, ancrées dans l’inconscient collectif. Dans la série des « Zones », il décline un même motif de grillage qui vient placer le spectateur dans une position ambiguë, à la fois attiré par les jeux de lumière en arrière-plan des tableaux et maintenu à distance. En choisissant des formats proches de l’échelle 1, il le fait plonger au cœur de cette hyper-réalité sans qu’il puisse savoir de quel côté du camp il se trouve. Si l’on perçoit un imaginaire de référence qui trouve sa source dans les grands récits d’anticipation, on est cependant aussi pris au piège de l’histoire de ces frontières arbitraires qui se déplacent au gré des conflits, plongeant des populations entières dans des exils forcés. Pour autant, c’est au-delà de l’image que les tableaux trouvent leur pertinence, dans un aller-retour entre figuration et abstraction. Comme chez Rothko, le motif ne semble qu’un prétexte de représentation qui permettrait de s’adresser directement à l’inconscient jungien, stimulé par la matière vibrante de sa peinture.

Dans « Naissance de la tragédie » Nietsche définit la tragédie grecque comme la forme artistique qui a su réunir un temps les deux grandes forces jusque-là opposées de l’appolinien et du dyonisiaque (l’un représentant l’ordre, la raison, le rêve et son interprétation, l’autre l’instinct primitif et les forces naturelles). De la même manière, les travaux de Rachel Labastie et Nicolas Delprat conjuguent des forces contraires en décrivant sous des formes séduisantes des réalités obscures. Par cette mise à distance, ils échappent à toute lecture monolithique en maintenant le trouble entre une critique de la société contemporaine et la mémoire de son passé répété.

Christian Alandete
(commissaire d'exposition indépendant)


* Rachel Labastie est représentée par la galerie LA BANK.



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